Dimanche, 17 h 30. Un soleil couchant écarlate perce à travers les nuages. Nous sommes encore en route vers l’hosto. Les saignements, encore, plus de petites crampes qui commencent à ressembler à des contractions...
Urgence gynéco, doc, la routine habituelle, quoi... Après un bref examen, la suite des choses allait de soi. On tire la prise lundi matin.
Présentement, c’est le calme avant la tempête. J’ai confiance que tout va bien aller, mais je me retrouve devant un méchant bloc d’inconnu. Avec ma psychose de l’accouchement, ça n’aide rien. Apparemment, je vais me faire désensibiliser de la manière dure...
Mes états d’âme? Dans toute cette tourmente, je persiste et signe, on a fait le bon choix. Sardine n’aurait pas été viable selon les médecins, et la seule peur que j’avais en posant ce geste était le char et la barge de commentaires moralisateurs sur l’avortement. Au contraire, les appuis fusent de partout.
Ce qui a grandement facilité la décision par contre, surtout de mon côté, c’est notre qualité de vie. Depuis bientôt trois mois, Pakou est confinée au lit et au canapé, et pour ma part je vis la vie d’un père monoparental avec deux enfants à charge, sans même en tirer les bénéfices, à savoir notamment de recevoir l’affection d’un petit truc trogne en retour. (en fait, c’est à moitié vrai : Pakou me rappelle très souvent à quel point elle est reconnaissante pour tout ce que je fais!) De comparer cet accouchement à la Libération de la France par les Alliés lors de la Seconde Guerre Mondiale est dans ma tête un euphémisme léger. Habituellement, une grossesse est supposée être une période heureuse, mais avec les corvées et l’inquiétude en toile de fond, disons que je le cherche, mon fun. Je me demande même à quel point c’est encore ma vie. Je me suis contenté, durant les trois derniers mois, d’exister, d’être là pour Pakou et Sardine. J’ai hâte de me réapproprier ma vie, je crois.
Enfin, je vais aller dormir, je crois. Ça va être dur, demain...
[...]
Lundi, 14 h 15. Depuis ce matin, on a commencé le travail. Pakou prend du misomachin pour aider à dilater le col, et du pitossin (si ça s’écrit comme ça) pour provoquer les contractions. Et on dirait que ça commence à faire effet...
Le but ici semble cette fois d’éviter le plus possible toute forme de douleur. On lui a prescrit des tylenol, et une dose appréciable de morphine attend sur l’arbre à soluté. Présentement, la force des contractions commence à augmenter un peu, la fréquence aussi. Pour le moment, les petites inquiétudes sont les seules choses qui aident à passer le temps...
[...]
Lundi, 15 h 50. Anne-Marie, l’infirmière du quart de jour, vient de partir. La nouvelle infirmière se pointe, Pakou a une autre envie pressante et le teint livide. La morphine et la douleur, probablement. Elle revient dubitative, une bonne masse est passée. Les doutes de l’infirmière se confirment : le bébé est dans la toilette...
Tout un choc, mais la douleur diminue de façon drastique. Pakou a même repris des couleurs. Alors qu’ils l’inspectent (tout est beau), je reviens sur ma décision : je veux voir le bébé.
On m’amène dans une salle où le fœtus gît, mort, couvert d’ecchimoses parce que compressé dans l’utérus, enmitouflé dans une serviette. Il est né avec un double bec de lièvre. Je dit «il», parce qu’en fin de compte, on aura su le sexe. Tristan, qu’il se sera appelé. Pour toute la tristesse et les épreuves qu’il m’aura amené. S’il avait été une fille, elle se serait appelée Yseut. Pour suivre le pattern.
Je me suis excusé auprès de Tristan. J’aurais tant voulu le sauver, mais bon... J’ai pris le fœtus de 285 grammes dans mes bras, et je l’ai bercé, seule marque d’affection que j’aurai pu faire à mon fils, en lui chantant une berceuse. Même si, en définitive, il a déjà dû rejoindre sa grand-mère, Derrière-la-Lune.
Sardine aura eu sa vie, Sardine aura fait son temps. Trop peu... Enfin, peut-être pas. Techniquement, il aura fait le voyage à Las Vegas avec nous. Il aura été le seul témoin du mariage de ses parents. Il aura été avec son père lors de ses 30 ans. Il aura «vu» Gatineau et le Henri Band en concert. Ça fait beaucoup de choses pour un enfant de cet âge!
Et je suis fier de Pakou, aussi. Elle a fait ça de manière exemplaire, surtout avec le niveau de préparation qu’elle avait. Elle va remettre ça sur mon dos, encore, mais je n’aurai été là que pour le support moral; c’était son travail à elle, pas le mien!
Adieu Tristan. Désolé pour tout.
Et si je vous disais que même au milieu d'une foule
Chacun, par sa solitude, a le coeur qui s'écroule
Que même inondé par les regards de ceux qui nous aiment
On ne récolte pas toujours les rêves que l'on sème
Déjà quand la vie vient pour habiter
Ces corps aussi petits qu'inanimés
Elle est là telle une déesse gardienne
Attroupant les solitudes par centaines...
Cette mère marie, mère chimère de patrie
Celle qui viendra nous arracher la vie
Celle qui, comme l'enfant, nous tend la main
Pour mieux tordre le cou du destin
Et on pleure, oui on pleure la destinée de l'homme
Sachant combien, même géants, tout petits nous sommes
La main de l'autre emmêlée dans la nôtre
Le bleu du ciel plus bleu que celui des autres
On sait que même le plus fidèle des apôtres
Finira par mourir un jour ou l'autre
Et même amitié pour toujours trouver
Et même après une ou plusieurs portées
Elle est là qui accourt pour nous rappeler
Que si les hommes s'unissent
C'est pour mieux se séparer
Cette mère marie, mère chimère de patrie
Celle qui viendra nous arracher la vie
Celle qui, comme l'enfant, nous tend la main
Pour mieux tordre le cou du destin
Et on pleure, oui on pleure la destinée de l'homme
Sachant combien, même géants, tout petits nous sommes
Car, tel seul un homme, nous avançons
Vers la même lumière, vers la même frontière
Toujours elle viendra nous arracher la vie
Comme si chaque bonheur devait être puni
Et on pleure, oui on pleure la destinée de l'homme
Sachant combien, même géants, tout petits nous sommes
— Pierre Lapointe, Tel un seul homme